Mars 2018

 

Entretien avec Abensour, Nancy et Rancière

Sur Démocratie, Peuple et Mai 68

Commentaire de texte

 

[Mots en italique, lorsque ce n’est pas précisé, proviennent du texte de l’entretien]

 

Deux problématiques, à savoir Démocratie et Peuple, se trouvent au centre de l’entretien réalisé en 2009, qui a réuni trois philosophes contemporains : Miguel Abensour, décédé l’an dernier, Jean-Luc Nancy et Jacques Rancière. De renommée mondiale, ces penseurs font partie des figures importantes de la philosophie française depuis les années 1960, caractérisée, selon Alain Badiou1, « par son ampleur et sa nouveauté ».  

« Qu’est-ce que la démocratie ? » a constitué, depuis les sophistes grecs jusqu’à nos jours, l’une des questions fondamentales de la philosophie politique. Aujourd’hui, deux fronts, comme c’est dit au début de l’entretien, se font face : ceux qui défendent que la « démocratie représentative » (avec l’État à sa tête) est la seule possible et souhaitable et ceux qui rejettent la démocratie actuelle, considérée comme « formelle », au nom de la lutte des classes et de la non-domination. Face à ces deux fronts qu’ils refusent, quelle démocratie à venir comme l’autre nom de l’émancipation, posent les trois philosophes, et avec quel qualificatif: démocratie radicale, démocratie directe, démocratie sauvage, démocratie insurgeante etc.  

À travers la question de la démocratie, qui entraîne celle de Kratos, le pouvoir et du Dèmos, le peuple, une deuxième problématique, non moins redoutable, se pose : « Qu’est-ce que le peuple aujourd’hui ? », au moment où ne parle pas (ou plus) de « classe », de « sujet » historique etc. Le peuple comme l’Un ou Multiplicité ? Quand est-ce qu’il y a Peuple ? Et en corrélation avec ces questions, la notion de la « souveraineté ». De quoi « le peuple souverain» est-il le nom ?

Les deux problématiques évoquées ci-dessus (quelle démocratie et quel peuple), se sont continûment posées et débattues, comme on l’a dit, tout au cours de l’histoire de la philosophie politique. La démocratie n’a pas, comme dit Abensour dans l’entretien, une seule mais plusieurs naissances-renaissances, plusieurs ruptures. L’un de ses moments de rupture ou de renaissance,  dans la pensée et la pratique politiques de transformation sociale, voire de révolution, est bien sûr Mai 68. En quoi cet évènement est un moment de rupture, c’est la question sous-jacente qui est posée à nos trois philosophes, qui ont tous vécu ce grand mouvement historique.

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Pour Jacques Rancière, auteur de La haine de la démocratie2, la démocratie égalitaire n’est pas quelque chose « à venir », mais se construit dans le mouvement présent du réel: dans les formes d’affirmation publique, les grèves, les manifestations publiques, et les créations où les ouvriers prennent le contrôle et travaillent pour eux-mêmes. En ce sens il s’agit ici des droits que les ouvriers, par leur lutte, donnent existence concrète. C’est le travail sur les archives ouvrières des années 1830-1840 en France (donnant lieu à la publication de La nuit des prolétaires) qui fournit à son auteur le moyen de sortir de cette fausse alternative : démocratie représentative (qu’il qualifie de « vulgate « démocratique » dominante) ou sa critique par une autre vulgate, cette-fois, marxiste, sous le signe du rejet de la « démocratie formelle ». Mais Pour Rancière en 2009, date à laquelle l’entretien a lieu, les fronts évoqués dans la première question, se sont déplacés. La démocratie est attaquée et niée aujourd’hui par les démocraties elles-mêmes, par ceux-là mêmes qui sacralisent la démocratie. Cette haine de la démocratie a commencé avec la Trilatérale (Organisation privée créée en 1973 regroupant des hommes d’affaires, hommes politiques, et « intellectuels » du monde - Wikipédia), sur les dangers que la démocratie [vraie, radicale] fait courir aux démocraties. Rancière a écrit ailleurs : les démocraties contre la démocratie 3, où il explique comment les régimes démocratiques actuels dans le monde s’opposent à la démocratie des simples gens, de l’individu consommateur, et comme il rappelle dans cet entretien, du jeune barbare qui cherche à affirmer son droit à l’égalité.  

Sur la question du Peuple, Rancière dit vouloir résister à remplacer ce concept par d’autres termes. Le mot peuple garde toujours sa pertinence en ce qu’il s’oppose à tout collectif, tout groupe, toute consistance sociale, toute chose organisée et formée par un processus économico-social, tout organisme destiné à gouverner. « Le peuple » s’oppose donc à toutes les conceptions identitaires, y compris la multiplicité des identités. Le pouvoir et la souveraineté du peuple sont donc, dans cette otique rancièrienne, le pouvoir et la souveraineté de ceux qui ne sont rien, qui n’ont aucun titre à gouverner, qui n’ont aucune part dans la partition du pouvoir (décisionnel) social, économique, politique et pour reprendre sa formule célèbre : ceux qui sont les sans-parts.

Sur le mouvement de Mai 68, Rancière pense qu’il s’agit là d’un moment où le déterminisme historique (la vulgate marxiste) et la démocratie étatique (la vulgate capitaliste) sont mis en cause. Cet évènement intemporel a balayé en quelques jours des évidences telles que le réformisme, intégration de la classe ouvrière, de la jeunesse au nouveau capitalisme etc. Mai 68 rappelle d’une part la dé-légitimation du pouvoir policier, hiérarchique et de l’autre côté les capacités d’invention des individus ordinaires : on n’a pas besoin d’autorité, ni de hiérarchie pour construire le monde, dit-il. Mai 68 est pour lui un acte de démocratie radicale.  

Pour Miguel Abensour, auteur de La démocratie contre l’État - Marx et le moment machiavélien 4, La démocratie, en tant que pouvoir décisionnel des hommes par eux-mêmes et pour eux-mêmes, inventée en Grèce et, comme on a souligné, se perpétuant depuis avec des ruptures tout au long de l’histoire, n’est pas un phénomène ordinaire mais exceptionnel. La démocratie se marque et se sépare de ses formes dégénérées (à savoir la démocratie représentative) par divers qualificatifs : démocratie radicale, démocratie sauvage, démocratie insurgeante. Abensour, dans sa conception de la démocratie insurgeante qu’il a le premier énoncée, se réfère à Marx des années 1840 (Critique du droit de Hegel) et de l’année 1871 (l’Adresse sur la commune) : dans les deux moments, chez Marx et dans une certaine continuité, la « vraie démocratie », comme forme d’intervention et d’agir politique du peuple, s’oppose à l’État et à toute forme d’intégration, d’unification et de domination. « Dans la vraie démocratie, L’État politique disparaîtrait », disait Marx. Le seul bémol, non moins important, souligné par Abensour lui-même, c’est le clivage qui apparaît dans le rapport avec l’État entre deux traditions : l’une jacobine qui s’empare de l’État, quitte à le renforcer pour une hypothétique fin de l’État (disons-nous que c’est aussi la tradition léniniste ou même social-démocrate) et l’autre communaliste, qui travaille à briser la forme-État pour lui substituer une communauté politique non-étatique, et cela ici et dès maintenant.

Sur la question du Peuple, Abensour rappelle la définition classique : le peuple se différencie de la famille, de la race, de l’ethnie ou d’un groupe communautaire. Il est le sujet politique d’une démocratie régie par l’égalité, l’isonomie des grecs anciens. Il est l’instituant d’une cité égalitaire, précise Abensour. Mais il y dans cette définition une difficulté : peuple en tant qu’une entité indivisée ou une partie de tout. Peuple en tant que les gens d’en bas contre les gens d’en haut, en tant que la Plèbe contre les Grands (Machiavel) ? Dans ce cas le peuple n’est pas le tout, c’est la partie de ceux qui n’ont part à rien et qui au nom de ce tort se posent comme le tout. Or, ici, Abensour fait citer justement Nicole Loraux : le mot Kratos de démocratie pose un gros problème. En effet « avoir le Kratos, c’est avoir le dessus ». Comment la démocratie qui est égalitaire, communaliste, dans une logique de non-domination et an-archique, peut-elle s’accommoder de la possession d’un Kratos (pouvoir) d’une partie de la société sur une autre ? Abensour pose aussi cette question et la considère comme une tension, que Machiavel a su la déceler dans toute cité humaine, comme une chose intrinsèque et constitutive de la démocratie dans sa nature même. Sur la même lignée, Abensour prend ses distances avec l’idée de Souveraineté : celle-ci, dit-il instaure le règne de l’Un, de la synthèse et de la totalisation et détruit par là même la pluralité de tous uns, qui est une totalité ouverte et dynamique des singularités.  

Dans le rapport de Mai 68 aux deux problématiques posées, démocratie et peuple, Abensour, fidèle à sa conception « an-Arkhèiste » de la politique et de la démocratie, y voit la coexistence simultanée de deux mouvements tout à fait opposés. D’un côté, il y avait dans ce mouvement un néobolchévisme, voire néostalinisme, qui glorifiait le culte du (ou des) chef(s) et de la direction bureaucratique et de l’autre côté, s’émergeait un puissant courant anti-bureaucratique qui naviguait entre la recherche d’une démocratie radicale et ce qui avait alors pour nom « l’autogestion ».  

Jean Luc Nancy, auteur de Vérité de la démocratie5, se dit  suspendu entre les deux fronts. Certes, d’un côté, la démocratie telle qu’elle existe réellement n’est qu’une démocratie « étatique » dominée par la représentation et les « experts », mais de l’autre côté il se méfie des régimes de substitution qui veulent prendre en charge les questions aiguës de la justice sociale et de la domination techno-économique avec d’autres instruments. Le grand risque c’est que que la « démocratie étatique » se ressaisie d’une manière ou d’une autre (les soulignés sont de moi). Le fond du problème c’est de savoir ce que veut dire « démocratie ». Pour Nancy, philosophe grand connaisseur de Heidegger, le mot démocratie cache une polysémie. Démocratie comme l’avènement de l’homme « émancipé », autonome et sujet de son accomplissement ou bien, ce qu’est pour les Modernes, démocratie comme programme de réalisation de l’homme au sens de « tous les hommes » + la nature, donc tous entièrement livrés à eux-mêmes, sans recours tutélaires, sans dieux ni surhommes. Dans un cas démocratie rime avec l’émancipation de l’homme et dans l’autre avec la domination sur l’homme et la nature.

Chez Nancy, la question du peuple et de sa souveraineté se pose ainsi : peuple c’est un « tous » non pas indistinct mais singulier. Il se divise, se met en conflit avec soi mais quelque part en son nom, peuple, il veut dire un « nous » qui se déclare tel et pas seulement un « ils ». Il est un « Nous » qui peut être interrogé, inquiété et traqué. Et la notion du « Souverain », oui dit Nancy, il l’acquiesce en ce sens qu’au-dessus du peuple il n’y a rien : ni tutelle, ni garant etc.

Sur Mai 68 enfin, Nancy porte pense qu’il a été le produit de la crise du modèle social, particulièrement français, qu’il a déclaré une exigence du présent, à la fois contre le passé (pas de testament) et contre l’avenir (projet programmatique pour le futur), mais un présent comme présent futur, comme  ici-maintenant.

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En guise de conclusion à ce travail de ponctuation des propositions énoncées dans cet entretien par Abensour, Nancy et Rancière, nous nous permettons de souligner que la pertinence des concepts comme Démocratie et Peuple, l’importance de leur mise en actualisation ou de leur inactualisation, pour reprendre une terminologie nietzschéenne, comme le moment 68, reste aujourd’hui posée et ouverte de façon cruciale, pour « toute reprise d’une philosophie politique qui veut être digne de notre temps » (l’expression que j’emprunte d’Agamben6).

Reprenons pour exemple les trois concepts classiques de la philosophie politique, qui sont examinés dans l’entretien à savoir Souveraineté, Peuple et Démocratie. On sait qu’ils font partie des piliers constitutifs de la pensée politique moderne.

 Le premier concept, Souveraineté, cache, à travers l’idéologie hobbesienne  de « la guerre de tous contre tous », son essence de domination de l’UN (Léviathan) : État séparé et délié, obéissance à une autorité suprême, nécessité de commandement, exclusion réelle dans inclusion formelle et forcée (formulation reprise d’Agamben).

Le second concept, Peuple, est plus qu’ambigu. Le peuple, n’existe que dans le mouvement, la lutte, l’évènement où les gens se déclarent comme tel, comme peuple : nous, le peuple ! Sinon, le peuple se scinde, se divise en divers « peuples » : peuple exclu, peuple retraité, peuple salarié, peuple chômeur… avec leurs revendications propres, leurs états propres, contradictoires voire conflictuels.

Le troisième concept enfin, Démocratie, entendue comme puissance du « peuple », ou plutôt de la multitude, c’est l’intervention de l’association libre des hommes, l’action collective agissante et transformatrice des hommes et des femmes pour leur émancipation, sans État ou domination. C’est, pour reprendre l’expression de Miguel Abensour, le processus d’une « démocratie insurgente » sans État, c’est quelque chose (et on est d’accord pour dire que ce n’est pas le Kratos du peuple sur…), qui n’a rien à voir avec la « démocratie représentative» telle qu’elle s’exerce aujourd’hui dans un petit nombre de pays ( quoiqu’il faut différencier cette démocratie de la dictature et du despotisme qui règnent aussi dans un grand nombre d’endroits du globe). Les démocraties représentatives et les dictatures sont bien là, alors que la conception radicale de démocratie est aujourd’hui chassée de la cité, poussée à se retirer et s’éclipser, devant le mode étatico-représentatif de la gouvernance, devant la démocratie des « experts » (Nancy).  

À notre avis, nous pensons qu’il faut revisiter et repenser les concepts de la philosophie politique d’aujourd’hui à l’aune d’une politique d’émancipation, d’une « politique » qui aura ses propres concepts, pour une vie non soumise à la domination d’un pouvoir, d’une transcendance, d’une autorité, d’un commandement, bref d’un Arkhè.  

 

NOTES

1.       L’aventure de la philosophie française depuis les années 1960,  Alain Badiou. La fabrique éditions - 2012.

2.       La haine de la démocratie.  Jacques Rancière - La fabrique éditions - 2005.

3.       Démocratie dans quel état ? Les démocraties contre la démocratie. Jacques Rancière - La fabrique - 2005.

4.       La démocratie contre l’État – Marx et le moment machiavélien. Miguel Abensour. PUF 1997.

5.       Vérité de la démocratie. Jean-Luc Nancy. Galilée 2008.

6.       Moyens sans fins Notes sur la politique. Giorgio Agamben. Écrit en 1992, traduit et publié en 1995. Rivages.